Nous restons une seconde journée à Cuzco pour prolonger notre période d'acclimatation. Nous sentons encore bien les effets de l'altitude lorsque nous remontons les rues. Comme l'envie de grimper et d'enfin utiliser le matériel d'escalade que nous avons emmené jusqu'ici nous démange (surtout moi), nous partons avec les cordes, baudriers et chaussons dans le sac, et suivons le même itinéraire que j'ai pris la veille en courant. Avec les sacs, la montée est tout de suite plus difficile, surtout pour Béatrice qui passe moins de temps à ces altitudes que moi. J'ai confiance que le temps fera son effet et qu'elle retrouvera son souffle et ses jambes, mais pour l'instant, c'est dur. Nous peinons à trouver les sites d'escalade et découvrons au final de petites falaises qui ne nous font pas rêver. Il faut nous rendre à l'évidence, le Pérou n'est pas la destination pour cette activité, en dehors de sites de Hatun Machay et Pitumarca.
Nous passons la soirée à nous remuer les méninges pour dessiner ce qui sera la suite de notre voyage, et décider d'où aller pour notre trek. La logistique pour s'y rendre et en revenir n'est pas si simple, en tout cas après deux jours de recherche nous ne sommes toujours pas parvenus à trouver les informations que nous cherchons. La météo est capricieuse, mais quelle est sa fiabilité ? La désillusion sur certains aspects du pays, conjuguée à cette apparente impasse me déprime, je me sens perdu. Que faisons-nous de ce voyage ? Dans la cuisine de l'auberge de jeunesse, c'est une véritable purée de cerveau que nous faisons. Nous établissons plusieurs plans, listons plusieurs options, essayons de sélectionner la meilleure sans en trouver une idéale. Nous n'avançons pas. Ce brassage d'idées continu ne conduit à rien.
Il est temps de prendre du recul, et surtout une décision, de passer à l'action. Demain, nous trouverons un bus ou un colectivo, nous partons pour le trek du Choquequirao, la cité jumelle du Macchu Picchu, et nous aviserons sur place selon la météo. S'il ne pleut pas, nous prolongerons en direction de Yamana puis rejoindrons l'itinéraire du Salkantay pour finir au Macchu Picchu. Un parcours plus difficile mais aussi beaucoup plus séduisant. Une véritable itinérance, la visite d'un site archéologique unique et méconnu, un passage à 4700m, une immersion dans le Pérou profond, loin du tourisme, et une fin grandiose sur la célèbre cité Inca. Nous nous gardons des options de sorties et des échappatoires. Le moral est remonté, nous avons un plan. Chaque aventure implique d'avoir des hauts, mais aussi des bas.
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Dernier petit déjeuner au marché de San Pedro, empenadas mixtos, caffé con lecche, thè de coca. Nous mangeons accoudés au comptoir inox, face à la vitre derrière laquelle s'affaire le patron. À notre gauche, une péruvienne de cinquante ans au visage charmant, peau tanné, lèvres marrons, yeux noirs, pommettes marquées. Elle nous salue d'un beau sourire, son visage s'illumine et des yeux pétillent sous son chapeau bordeaux. Elle aussi profite ce matin du marché qui s'anime avant huit heures, en prenant el desayuno avec son fils. Tous les deux sont curieux, nous demandent où nous allons et comment nous avons appris l'espagnol. Elle aurait aimé visiter la France mais n'a jamais pu quitter le pays depuis qu'elle s'est mariée. Elle avait une "buenita amiga" allemande quand elle était jeune, mais n'a plus son numéro. Comme tant d'autres péruviens, elle voyage par procuration en nous rencontrant, et "en mi cabeza".
Les derniers préparatifs pour notre trek sont terminés, nous avons arrêté notre choix sur le Choquequirao depuis le village de Cachora. Les pluies et orages annoncés nous ont dissuadés de faire plus. Nous traversons les rues aux murs blancs auxquels sont accrochés des pots de fleurs bleus. Sur certaines habitations, les contours de portes en pierre taillée sont parfois ornés d'une figure du soleil.
Pour se rendre à Cachora, nous choisissons d'essayer les colectivos plutôt que le bus. Ce moyen de transport illégal et sanctionné par l'État est pourtant répandu. Il répond à un réel besoin de transport flexible et abordable pour les Péruviens. Les bus sont bon marché mais à horaires fixes, seulement un pour Abancay ce dimanche. Pour les Péruviens prendre un taxi serait trop cher. Le colectivo est un covoiturage plein de bon sens : des véhicules douze places avec chauffeur partent une fois que le véhicule est plein. En demandant à plusieurs passants, nous finissons par trouver le terminal non-officiel.
En nous voyant arriver dans la rue, un homme sort d'une cour intérieure en terre par un grand portail aux portes tôlées et nous appelle. "Cachora, Cachora !". Un panneau multicolore indique en effet Abancay, Curahuasi, Cachora. Nous sommes les premiers, un espace Hyunday attend les portes ouvertes au milieu de la cour qui fait penser à un dépôt de ferrailleur. En à peine quinze minutes d'autres passagers arrivent, le véhicule est rempli. Les sacs et valises sont accrochés sur le toit sous un filet, nous grimpons dans le minibus et partons pour Curahuasi pour vingt soles chacun.
À la sortie de Cuzco dans un virage, une dizaine d'étals de vente de pains, boissons sont installés sur le bord de la route. Protégés du soleil par des auvents de bâche, les hommes et femmes se lèvent et attirent notre attention en agitant au bout de bâtons des sacs plastiques jaune et orange. Le colectivo s'arrête, les marchands ouvrent les portes et commencent leurs ventes. Nos compagnons de voyage qui se rendent à Curahuasi, Abancay, Cachora font le plein de sodas et pains. Les comptes sont faits, les portes se referment et le minibus repart.
Arrivés à Curahuasi, nous avons à peine le temps de compléter nos vivres puis de s'avancer vers le mercado, point de départ des colectivos pour Cachora, que nous sommes assaillis par deux chauffeurs de taxi qui nous ont bien repéré à notre allure de trekkeurs occidentaux avec nos gros sacs. Les deux se battent pour nous emmener le premier me prend à parti, "Cien soles los dos por Cachora !". Je ris, c'est tellement gros, le village est à maximum une heure, il veut se faire sa journée du mois ! Je lui explique que non, je prétends savoir que c'est moins cher. Le second nous propose alors quatre-vingt soles, ça y est, les enchères commencent. J'ai un problème, je n'ai aucune idée du prix qui devrait être pratiqué, je ne maîtrise pas bien la langue et les deux me mettent la pression ! Je me tourne vers Béa, "on ne part pas à plus de cinquante". J'ai sûrement parlé trop vite et trop haut, le premier chauffeur a compris et approuve ma proposition. "Cinquanta soles valle, vamos !". J'aurais dû me taire, et prendre le temps de réfléchir ! Tant pis c'est fait, je ne peux pas reculer, nous grimpons dans le taxi et remontons le col à 4200m direction Abancay que nous avions pris à l'aller pour Cuzco.
Le village de Cachora est au fond d'une vallée à laquelle on accède par le haut. Depuis le col, à Ramal de Cachora, nous bifurquons à droite plutôt que de poursuivre sur Abancay. Une dizaine d'épingles redescendent à travers les coteaux, en traversant de petits hameaux. Ici l'ambiance est très paysanne, toutes les maisons ont les murs faits de terre cuite, la paille déborde des étables et écuries sur la route, les ânes, chevaux et vaches nous regardent descendre. Nous passons devant l'école de la vallée, dans la cour les enfants jouent mais font une pause pour nous observer passer. Même si ce trek commence à être connu, ils ne doivent pas encore voir trop souvent de blancs. Naldo le chauffeur nous dépose au centre devant un hôtel, nous le remercions, et il est reparti pour se refaire toute la route dans l'autre sens, dont une longue remontée de 1200m ! Ces cinquante soles n'étaient peut-être pas si mal négociés finalement…
À l'hôtel fermé, une petite vieille nous accueille. Elle est sympathique, mais n'y connaît pas grand-chose à la gestion de l'établissement, c'est sa fille Ruth la patronne. Elle l'appelle, ce sera quatre-vingt dix soles la nuit, cent soles avec le petit déjeuner. À cela il faudra ajouter le dîner. L'intérieur est propre, agréable, alors pourquoi pas, nous voulions passer une bonne nuit avant le trek. Pourtant une fois posés, nous nous rendons compte du prix exorbitant pour une simple petite chambre sans aucun service supplémentaire. Nous n'y tenons pas particulièrement, nous nous satisfaisons de peu, mais il y en a marre d'être pris pour des machines à billets. Cette somme de cent soles à régler en cash est parfaitement arbitraire, et nous devons garder des espèces pour rentrer dans le parc et éventuellement rentrer en taxi. Suffisamment remontés pour oser revenir sur notre décision, nous prenons nos sacs, nous excusons auprès de la mama, et partons. Ce soir, nous dormirons en tente.
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