Chapitre 1, Départ
Lundi 10 mars 6h23, notre équipe d’alpins quitte Chambéry.
Deux jours et une nuit de train à travers l’Europe, en passant par les gares de Paris, Karlsruhe, Hamburg, Copenhague et Malmö que nous traversons de nuit dans un wagon couchette, puis Katrineholm, Oslo, Lillehammer, Otta. Sur le papier, un petit périple.
À vivre, une aventure, un voyage dans l’espace-temps terrestre, une expérience concrète de la géographie européenne qui donne la mesure des kilomètres parcourus, de l’immensité de notre continent.
La bonne compagnie, les rencontres fortuites dans les gares et wagons-bars, la contemplation des paysages qui changent diluent l’impression de longueur, la durée n’a plus de prise sur nous. Propulsés à 250 kilomètres heure vers l’Europe du Nord et la Scandinavie, notre aventure commence sur les rails de France, d’Allemagne, du Danemark, de la Suède et de Norvège, jusqu’à la petite ville d’Otta où nous récupérons deux voitures pour la semaine.
Aux plaines et bocages, ont succédé les pinèdes et forêts de bouleaux dissimulant d’innombrables lacs. Toujours plus au nord, le train file en longeant un large fleuve gelé. De chaque côté de la vallée, des prairies bucoliques parsemées de grandes fermes rouges, au pied de hauts plateaux aux sommets doux. Nés là haut, les colosses de glace du quaternaire ont résolument taillés dans le gneiss et le granit d’immenses parois abruptes, baignées à l’ouest par les fjords tant attendus.
Au terme de 38 heures de voyage, nous posons les valises à Isfjorden, d’où nous rayonnerons sur les sommets du Romsdal.
Chapitre 2, L'envie
Prenez cinq fauves, asseyez les deux jours dans des trains, puis lâchez les au pied de montagnes enneigées par un jour de beau temps. Le résultat est sans appel. Aux premières vues d’une bande de neige, au premier contact de la peau de phoque avec les pentes blanches et froides, vous les verrez piaffer comme des huskys n’en pouvant plus du harnais, comme des chevaux sentant le départ arriver.
Tous pris dans nos vies et boulots respectifs, ce voyage, cette aventure, nos vacances sont notre exutoire tant attendu. L’envie est là, forte, puissante, nous jetons notre dévolu sur trois sommets au fond du fjord d’Isfjorden et en traçons les pentes à rythme effréné, avec un appétit insatiable de glisse, de vitesse, d’effort. Plus de soixante jours déjà sur les skis cet hiver, et pourtant c’est la première sortie que je fais pour moi. Il n’y a pas de danger, la trace est sûre, nous avons des points de regroupement. Je file, parfois seul, parfois derrière Étienne ou Jérémie. Lucie et Lisa suivent de près. Je retrouve les sensations enfouies. Souffler, pousser, allonger, converser, allonger encore. Et encore.
Nous avons tous conscience de notre chance de trouver de la neige et un jour de beau temps, après les semaines passées de pluie. Hors de question de laisser passer cette opportunité. Nous optimisons cette première journée et nous offrons des souvenirs inoubliables de virage sur fond de fjords, de sommets découpés, de coucher de soleil. Les aurores boréales du soir viennent compléter la check-list voyage déjà bien remplie au soir du premier jour.
Chapitre 3, L'élégance
De l’envie oui, mais pas de boulimie. Pas de montée de trop, pas un virage supplémentaire regretté. Nous ne sommes pas là pour tuer le temps, mais pour le valoriser. Concevoir une sortie, c’est trouver le juste équilibre entre une journée ambitieuse et un tracé logique, esthétique. Nous autres skieurs de randonnée, alpinistes, sommes d’humbles artistes des cimes, qui peignent les sommets de conversions, courbes et godilles. Si faire de la montagne est un art, alors nos sorties doivent en être les œuvres, aussi modestes soient-elles, tracées dans les neiges éphémères. Pour le philosophe Hegel, l’œuvre d’art correspond à l’expression de l’être humain, à la marque qu’il laisse dans le monde. La traduction d’une idée spirituelle dans la matière. Par son action, sa transformation du monde extérieur, l’homme prend conscience de lui-même. Ascension des corps, élévation de l’esprit. Nous créons nos expériences en montagne.
La beauté d’une journée tient notamment à sa complétude, à sa variété, au plaisir pris et aux émotions vécues. En traçant des liaisons, en jouant avec les pentes, c’est cette subtile alchimie que notre groupe nouvellement constitué a réussi à réaliser jour après jour, sur fond d’adaptation permanente et d’opportunisme éclairé.
Kant aurait été satisfait. En distinguant l’agréable du beau, il affirme qu’il existe un beau universel, un graal atteignable. Nos traces ont correspondu à ces critères, et ce jugement était unanime.
Ainsi, Étienne est monté se percher sur un kairn au sommet du Blånebba face aux fjords, nous avons joué aux funambules sur l’arête nord du Mjølvafjellet en contemplant les 1100 mètres de face du Trollevegen, nous avons peigné face aux fjords et dessiné une boucle logique qui avait du sens. Elle contenait tous les ingrédients que nous aimons, en se déroulant sur les sommets visibles depuis notre fenêtre.
Chapitre 4, Traversée du Skåla, entre fjords, soleil et tempête
Un des mots d’ordre du séjour était d’utiliser tout le matériel apporté et à disposition. Suite à une erreur de l’agence de location de voiture, ce n’est pas d’un minibus dont nous avions hérité, mais de deux Toyota RAV4 que nous prenions un malin plaisir à conduire sur les routes les plus enneigées.
Par ailleurs, une petite péninsule en direction de Molde était rendue accessible par un ferry, évitant un long détour par les côtes. L’idée avait donc naturellement germée, en regardant la carte, d’aller y promener nos spatules entre deux fjords, et encore mieux, en réalisant une belle traversée de la chaîne de montagnes culminant au Skåla, grâce à nos deux véhicules.
⛴️ Comme des gosses, nous embarquons donc sur le ferry à Afarnes, avec la délicieuse impression de rajouter par cette escapade maritime le petit détail qui fait tout. Nous déposons les voitures sur deux bas côtés – comportement très mal vu des Norvégiens – et partons pour une des plus belles sorties de notre séjour.
Le fjord dans le dos, nous chaussons à 40m d’altitude et remontons à travers bois, puis dans une pinède clairsemée, sous une météo étonnante, où les lourds nuages gris chargés de flocons côtoient de larges éclaircies qui nous réchauffent sur les pentes ensoleillées. C’est la thématique de la journée : la résilience face au temps, qui alterne continuellement entre des épisodes tempétueux où nous nous réfugions sous nos capuches et derrières nos masques, ne voyant plus qu’à dix mètres, et quelques minutes après un beau temps chaud nous forçant à retirer toutes nos couches. Acceptant notre sort, nous rentrons la tête et traçons goulûment les 2700m et 30 kilomètres séparant les deux voitures, nous nourrissant de la colère des éléments et de la joie euphorique de voir le soleil revenir.
Au nord, au sud, nous skions sur les Fannefjorden et Langfjorden, entre deux vagues de perturbation.
Nous finissons la journée au point le plus bas atteint avec des skis me concernant, dix-huit mètres d’altitude !
Chapitre 5, Audace, opportunisme et panache
Trois mots qui pourraient suffire à résumer nos six jours. La remontée du beau couloir-goulotte surplombant Isfjorden en est peut être l’exemple le plus parfait. Une belle excursion de ski alpinisme, à proprement parler !